Échanger, Devoir, Donner... Deuxième partie Vous avez dit échanger ?

LES B.A. BA DE LA SYSTEMIQUE...

François BALTA

11ème B.A. BA :

Échanger, Devoir, Donner... deuxième partie

Le Don

Depuis l’essai de Marcel Mauss évoqué dans la première partie de ce B A BA (Cf. Générations n°27), il y a eu de nombreuses études et d’autres essais sur le thème du Don. Dans ce parcours de textes maintenant classiques sur ce sujet, on lira avec intérêt les contributions de Maurice Godelier , de Jacques Derrida (quoi que...) , d’Alain Caillé et de JT . Godbout. L’article récent de Nicolas Journet dans Sciences Humaines (re)pose lui aussi la question du don, « archaïque ou moderne ? ».

Le cycle du don

Le cycle sur lequel M. Mauss a insisté dès le début (« donner / recevoir / rendre ») doit plutôt être décrit comme « donner / recevoir / donner à son tour ». En effet, le retour d’un don réel n’est jamais un « rendu ». C’est un nouveau don. Si c’était un rendu, on passerait dans le domaine marchand, et le don perdrait ce qui est une de ses caractéristiques essentielles, sa « gratuité », pour ne devenir que l’élément d’un échange donnant/donnant, dans un calcul stratégique intéressé plus ou moins gagnant/perdant.

Le don : nécessairement paradoxal

Pour que le don existe, il doit être vécu par le donateur comme libre, spontané et gratuit. Nombreux sont les observateurs du don qui ont nié ces caractéristiques subjectives à partir du constat, simple et évident, que le don s’inscrit dans un système d’échanges, complexe, répondant à des règles que l’on peut penser suffisamment contraignantes et conscientes puisque clairement repérables par leur répétition.

Mais justement, parmi ces règles, l’aménagement de la séquence est essentiellement fait pour préserver ce vécu subjectif de liberté et de gratuité, indispensable pour construire la générosité du donateur et la possibilité de libre gratitude du donataire, c’est-à-dire pour construire du lien et non de la dette négative.

Ce n’est pas parce que le don s’inscrit dans un contexte réglé de manière extrêmement précise qu’il n’y a ni spontanéité, ni liberté. Ces règles sont au contraire les conditions mêmes qui rendent possibles cette liberté et cette spontanéité. Possibilité ne veut pas dire que le don ne soit pas détourné parfois et utilisé comme une monnaie d’échange. Mais c’est une perversion de sa valeur.

Dans notre culture, marquée par la prégnance d’une lecture en termes de marché, la tendance est forte de ramener le don à une transaction paracommerciale, toujours intéressée, niant sa valeur en constatant qu’il y a des bénéfices pour le donateur (il n’y a pas de gratuité du don, comme le soutient parmi tant d’autres J. Derrida). Comme on l’a souligné en introduction, le don est vital pour pouvoir s’estimer. Il ne peut donc pas être « gratuit » dans le sens de « sans intérêt pour le donateur ». Mais son intérêt n’est pas dans l’attente d’un retour.

Nier l’existence du don, c’est interdire toute estime relationnelle de soi, ne laissant plus que la réalisation narcissique compétitive ou le solipsisme mégalomaniaque pour se valoriser. Le retour n’est pas attendu en tant que retour "d’investissement" mais en tant que « don à son tour » d’un partenaire qui signe là, lui aussi, son humanité, et qui joue le jeu de la réciprocité de la satisfaction des besoins (et du besoin d’avoir besoin de donner). Le « non retour » n’est pas le non-remboursement d’une dette, mais le refus de rentrer dans l’humanité de l’échange par le don, et c’est ramener le don initial à un profit exclusif pour l’un sans bénéfice pour la relation. C’est un rejet de la relation avec l’autre.

On ne peut pas ne pas donner
On ne peut pas ne pas recevoir

Cette axiomatique, que je dois au Dr Denis Vallée, paraphrase le célèbre « on ne peut pas communiquer » de l’École de Palo Alto. Et dans le cas du don, le problème est le même que dans la communication : l’émetteur (le Donateur) ne contrôle pas la réception (du Donataire), et réciproquement. On n’est jamais sûr que ce qui est reçu correspond à ce qui est donné. Mais aucun n’échappe à l’interprétation de ce qui est échangé, ne fut-ce qu’un silence (Approbateur ? réprobateur ? complice ? indifférent ? boudeur ? honteux ? ...) c’est-à-dire qu’on n’échappe au don, à la perception du don, qu’en se référant à un des autres contextes de l’échange : calcul intéressé (contexte marchand) ou dû légitime (contexte de l’État, de l’institutionnel).

L’asymétrie du donner/recevoir, c’est aussi que ce qui est donné et ce qui est reçu n’est pas de même valeur, ni même de même nature.

Et il y a plus : ne pas donner, c’est mettre l’autre dans l’attente du don qui peut-être (certainement ?) ne viendra jamais, ne pas recevoir, c’est mettre l’autre dans l’attente d’une réception qui ne se manifestera peut-être (certainement ?) jamais. Et ces attentes renforcent le lien, où dominent alors d’ordinaire le ressentiment et la frustration, sinon la relation.

La dette positive

Si le don ne comporte pas l’attente exhibée et pressante d’une contrepartie qui l’équilibrerait, il crée pourtant une « dette » relationnelle qui invite à « donner à son tour » (et non à rendre). Peut-être "rendre" à d’autres que le donateur d’ailleurs, élargissant ainsi le lien à la communauté. Mais cette dette n’est pas source de honte, ou de poids dont il faudrait se débarrasser le plus rapidement possible. Le don reçu « oblige » son receveur à en être digne, ou à le devenir, tel Jean Valjean, dont le vol devenu don le rend à son humanité et l’oblige à l’humain. D’où l’importance de ce que Robert DILTS, à la suite de BATESON, appelle « les poissons gratuits », ce que le dresseur de marsouin/dauphin donne, hors de toute récompense conditionnelle, juste pour maintenir la (bonne) relation.

Donner à son tour n’aboutit pas à l’apurement de la dette. Au contraire, on rentre dans un cycle de don/contre-don qui peut même, en s’emballant, tourner au potlatch, c’est-à-dire à une escalade symétrique ruineuse de dons concurrentiels.

Les liens se multiplient, se renforcent dans la dynamique de la dette positive. Plus j’ai reçu, plus j’ai envie de donner à mon tour, et plus je donne, plus j’ai envie de donner encore. Ce que je reçois me semble toujours avoir plus de valeur que ce que je peux donner, et l’objectif n’est plus l’équilibre (impossible subjectivement), mais le plaisir de l’échange lui-même. Ainsi en est-il dans la relation amoureuse. Ce que je donne me semble bien minime par rapport à ce que l’autre m’apporte, et réciproquement. Chacun est aveugle à ce qu’il donne, et même à ce qu’il reçoit, percevant juste le sentiment de déséquilibre dynamique de l’échange.

Ce sont ces échanges, "gratuits" car de prix indéfinissable, qui fondent l’identité dans sa valeur, et qui construisent la confiance et la croyance dans une confiance possible en soi et en l’autre.
De plus, ce type d’échange, asymétrique dans la mesure où j’ai toujours le sentiment de recevoir davantage que je ne donne, permet l’ouverture à l’autre. L’autre différent de moi bien sûr, et l’on sait la difficulté que chacun peut avoir pour accepter cette altérité. Et l’autre en moi aussi, celui que je ne me savais pas pouvoir être, et que l’attention extérieure donnée me permet de laisser advenir.

Une mécanique fragile

La mécanique du don est fragile. Un don excessif ou inadapté peut écraser son destinataire et casser la relation. Des dons multiples et incessants peuvent interdire toute réciprocité, et donc construire une relation de dépendance dévalorisante pour le donataire. Ce point précis devrait permettre de regarder différemment toutes les politiques d’aide aux personnes ainsi que les pratiques des professionnels et bénévoles de tous ordres. Quand ceux qui aident manifestent-ils qu’ils reçoivent quelque chose de leurs bénéficiaires ? Autre chose que la satisfaction d’être des aidants généreux et efficaces ?
Les institutionnels s’occupant de chômage qui ont été sensibles à cette dimension dévalorisantes de l’assistanat n’ont pu qu’imaginer recourir à la pensée marchande pour essayer de l’équilibrer : du donnant-donnant qui n’a fait que redoubler la dévalorisation : celle du donateur contrôlant à celle donataire humilié... preuve que le recours au marché ne peut être réellement une solution.

Le problème de la demande

Nous pouvons, comme les analystes transactionnels, distinguer trois manière d’échanger : donner, recevoir et demander. D’après les distinctions que nous faisons, nous voyons bien que "demander" est "naturel" dans le cadre d’un échange marchand. "Demander" devient proche "d’exiger" dans le contexte de l’état. Mais dans celui du don, "demander" devient une opération complexe. En effet, demander directement rend la possibilité de donner quasiment nulle, puisque le don se doit d’être un acte "spontané" du donateur et non la réponse à la sollicitation du donataire présumé.

Le paradoxe, si souvent relevé comme impossible du "sois spontané" de l’École de Palo Alto trouve ici un contexte où, pour impossible qu’il soit, il se doit de se réaliser. Pour qu’un don puisse être adapté, il faut nécessairement que le donateur s’informe sur les besoins, les goûts, les envies, les désirs du donataire. Et le donataire se doit de donner discrètement les indices de ces besoins, goûts... Au donateur d’y être attentif, de s’en souvenir. Ainsi il pourra créer la surprise réelle d’offrir quelque chose qui pourtant était attendu.

Une complémentarité indispensable

En réalité, ces trois contextes de l’échange se superposent et s’entremêlent. Les intentions et le vécu des acteurs impliqués ainsi que le contexte et les objets mêmes de la transaction sont fondamentaux pour en comprendre le sens. Il est probable que tout échange peut être référé à chacun des contextes que nous avons explorés. Ainsi, en fin de compte sommes-nous renvoyés à la subjectivité du sujet, dont l’histoire va probablement modeler, à travers son projet même de vie, le mode d’interprétation, la lecture qu’il fera de ce qu’il recevra et e ce qu’il offrira.
A nous, dans notre travail clinique d’y être sensibles, et d’en tenir compte dans le déchiffrage du "grand livre de comptes" dont nous parle Boszormenyi-Nagy.
D’autres catégorisations de l’échange sont possibles. Elles e redoublent pas celle qui est ici proposée, mais peuvent la compléter et l’enrichir, qu’il s’agisse de "l’échange symbolique" (J. Baudrillard ) ou de la lecture de l’échange selon la tripartition lacanienne du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. (J. Lacan).

 

P.-S.

GODELIER Michel. « L’énigme du don. » Paris. Fayard. 1996.

DERRIDA Jacques. « Donner le temps. 1. La fausse monnaie. » Paris.

Galilée. 1991. Le « quoique... » envoie à la critique de la position de Jacques Derrida niant la possibilité du don puisqu’il s’insère dans un réseau d’obligations réciproques. L’exigence d’une gratuité totale, d’un désintérêt à l’épreuve de toutes les suspicions rend bien sûr l’existence du don impossible. Contrairement à l’expérience quotidienne de chacun qui est ainsi renvoyée à une pure hypocrisie ou à une inconscience naïve.

CAILLE Alain. « Don, intérêt et désintéressement. » La découverte / M.A.U.S.S. Paris.1994.

GODBOUT JT, CAILLE A. « L’esprit du don. » Paris. La Découverte. 1992. Et GODBOUT JT. « Le don, la dette et l’identité. » Paris. La Découverte. 2000.

JOURNET Nicolas. « Le don est-il moderne ? ». Sciences Humaines. N°133- décembre 2002. P 16/20

Dr VALLÉE Denis. Communication personnelle.

DILTS Robert. « La parabole du marsouin. Un nouveau modèle pour l’apprentissage et le management ». Editions de l’Hexagramme.

Tonnay-Charente. 1996. Et BATESON Grégory. « Vers une écologie de l’esprit ». Tome 1. Le Seuil. Paris. 1977.

BAUDRILLARD Jean. "L’échange symbolique et la mort". Gallimard. Paris. 1976