Miermont : Gregory Bateson et l’épistémologie du vivant comment l’esprit émerge des circuits qui relient les organismes en co-évolution dans leur environnement

GREGORY BATESON, épistémologiste du vivant

où comment l’esprit émerge des circuits qui relient les organismes en co-évolution dans leur environnement

Jacques MIERMONT

1. Introduction

Lorsque Jean-Louis Le Moigne m’a proposé de participer à ce Grand Débat consacré à l’empirisme radical, au pragmatisme et au constructivisme, je n’ai pas mesuré la difficulté à devoir préciser la participation de Gregory Bateson à ces courants épistémologiques.

Il serait tout d’abord quelque peu illusoire de chercher à être le fidèle garant de la pensée de Bateson, tant celle-ci est complexe, évanescente, difficile à clarifier sans la trahir. Ayant souvent tenté de le lire et de le relire, j’ai eu à chaque fois le sentiment de découvrir une manière de réfléchir que je ne connaissais pas encore. En reconsidérant une nouvelle fois son œuvre, en particulier tous les textes publiés consacrés à l’épistémologie, ce même sentiment s’est à nouveau emparé de moi, avec une intensité amplifiée. J’imaginais trouver dans ses écrits des ponts qui pourraient relier facilement les différentes thématiques de cette journée entre elles. Or j’ai découvert, en partie à mon corps défendant, que ces ponts étaient jonchés de chicanes. De ce fait, je n’ai qu’un souhait en introduction : que ce Grand Débat devienne une incitation à reconnaître l’existence de nombreux phénomènes auto-contradictoires dans les options épistémologiques élaborées par l’être humain, phénomènes dont Bateson a été un pionnier pour en concevoir l’existence.

Une telle exploration débouche sur un double risque : celui de vouloir être un fidèle disciple la pensée de Bateson alors qu’il nous invite à penser par nous-mêmes ; et celui de vouloir donner son avis par rapport aux positions souvent antinomiques des uns et des autres en fonction de son équation personnelle.

Plus j’ai lu et relu Bateson, plus j’ai cru constater qu’il était éloigné des positions épistémologiques et pratiques de ses partenaires et disciples de recherche et thérapeutes qui se sont réclamés de sa pensée et ont popularisé sa démarche. Et, lors d’un bilan cruel des effets souvent délétères de la théorie du double lien lorsqu’on cherchait à l’utiliser comme une technique d’intervention dans la thérapie des schizophrènes et de leurs familles, il a clairement exprimé son aversion pour l’empirisme et le pragmatisme des thérapeutes qui ont voulu « appliquer » ladite théorie à la pratique. Les sources qui l’ont manifestement influencé sont C. S. Peirce et B. Russell, le pragmaticisme du premier cherchant à se distinguer du pragmatisme de James et Dewey, et la philosophie analytique du second semblant son exact opposé. Or par bien des aspects, les énigmes épistémologiques de Bateson ont des incidences concrètes sur la manière dont nous pensons et nous agissons, et nous conduisent à préciser les points d’accord et de désaccord entre ces différents courants épistémologiques.

Zoologiste et ethnologue de formation, pionnier dans le défrichage du champ cybernétique et systémique, Gregory Bateson a su repenser l’épistémologie en réexaminant des circuits de l’esprit jusqu’alors déconnectés par les cloisonnements disciplinaires classiques. Ses explorations en éthologie, en anthropologie, en psychiatrie et en psychothérapie permettent d’envisager les processus mentaux et comportementaux dans une perspective écologique de la théorie de l’évolution. Bien plus, pour lui, l’esprit et la nature forment une unité nécessaire, l’évolution du vivant dans l’écosphère étant considérée comme un processus abductif d’où les processus mentaux ont émergé. Récusant le dualisme cartésien, il considère que l’esprit n’est pas séparé du corps pas plus que les dieux ne sont séparés de leur création.

Cette démarche, cinquante ans après son apparition, n’est pas seulement d’une grande actualité : il reste plus que jamais urgent de la questionner, de la réévaluer et de la faire évoluer à une époque où les frontières entre personnes, communautés, nations se sont à la fois ouvertes avec la mondialisation et renforcées avec les dangers liés à cette ouverture.

Bateson n’est pas seulement un chercheur en sciences fondamentales qui reconsidère les thèses de son illustre père sur la théorie de l’évolution. Il n’est pas non plus uniquement un théoricien de l’épistémologie. Il photographie sous toutes les coutures les conduites et rituels des habitants de Bali, il observe les rituels de salutation pour les mettre en relation avec la structure sociale des Iatmul en Nouvelle Guinée, il étudie les mœurs des schizophrènes, de leurs familles, de leurs psychiatres et psychologues, de leurs équipes soignantes. Il tente de comprendre les comportements des loutres, des dauphins. En ce sens, il n’hésite pas à se confronter aux contraintes de terrain, et se révèle de fait un praticien hors pair dans ce domaine. Pour autant, il se considère avant tout comme un théoricien, cherchant à identifier les schèmes abstraits qui connectent ou qui relient les observations de ces différentes expériences, apparemment très hétérogènes.

Pour le dire tout net, mon travail de clinicien me met dans une position inverse à celle de Bateson. Si la théorie du double lien est un apport majeur à la compréhension des troubles schizophréniques, celle-ci déborde…

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