LES THERAPEUTES DU JOUR ET DE LA NUIT Philippe Woitchik

Récit d’un premier entretien en clinique ethnopsychiatrique expérimentale

Philippe Woitchik
Psychiatre. Ethnopsychiatrie

PREAMBULE

La première fois, c’était il y a trois ans.
L’Institut de psychiatrie de l’hôpital universitaire Brugmann accueillait la première consultation d’ethnopsychiatrie, en collaboration avec l’équipe du Professeur Tobie Nathan à l’hôpital Avicenne à Paris.
Situé à la périphérie de Bruxelles, l’hôpital Brugmann contient en son sein un département de psychiatrie comprenant 120 lits d’hospitalisation adolescents et adultes ainsi qu’une consultation ambulatoire et un centre de jour.
Nous étions confrontés à une population de consultants migrants principalement d’origine maghrébine et turque pour lesquels les rencontres médicales ou psychiatriques précédentes étaient un échec.
Nous remarquions que ces patients étaient ceux qui recevaient le plus de chimiothérapie et que les thérapeutes avaient du mal à assurer les follow-up et les entretiens familiaux.
Ces thérapeutes entendaient un discours inhabituel où il était question de sorts, de sorcellerie et de possession.
Actuellement nos patients proviennent d’une vingtaine de pays différents et nous recevons de plus en plus de réfugiés politiques se retrouvant par hasard en Belgique.
Que faire lorsque le thérapeute ne croit pas en la croyance de son patient ?
Je décrirai ci-après comment la clinique ethnopsychiatrique se situant à la frontière entre deux systèmes de pensée, occidentale – non-occidentale, psychanalyse-anthropologie, permet grâce à la mise en place d’un dispositif psychothérapeutique métissé, une approche efficace des perturbations psychiques induites par la modification du cadre culturel.

LES THERAPEUTES DU JOUR ET DE LA NUIT

« La grande différence entre les médecins occidentaux et nous thérapeutes traditionnels, c’est que vous, votre enseignement vous l’avez appris pendant la journée, alors que nous, tout ce que nous savons, nous l’avons appris pendant la nuit » (Daouda Seck, guérisseur traditionnel à Dakar).
Histoire courte
Ce jeudi après-midi, nous recevons en groupe une femme d’origine marocaine envoyée par son psychiatre traitant. Elle est agitée, elle tient un discours confus en mauvais français. Elle se plaint de douleurs dans le ventre, de sensation d’oppression au niveau de la poitrine, d’insomnies, et de plus elle entend des voix de femmes, en arabe.
Après les présentations, nous interrogeons son médecin et celui-ci nous explique la situation de sa patiente et l’échec des diverses psychothérapies entreprises précédemment. Il ajoute, la famille croit à une histoire de possession. Si nous examinons cette situation complexe, nous remarquons que :
– le médecin et sa patiente ne partagent ni la langue, ni la culture ;
– la famille pense à une histoire de possession par les esprits, tandis que le médecin pense à une « possession » par l’inconscient ou bien à un manque de neurotransmetteurs cérébraux ;
– Par ailleurs, s’il lui prescrit un médicament, elle refusera : « à qui donne-t-on le médicament, à moi, ou à l’Esprit qui est en moi ? »

MEFIE-TOI DE L’HOMME SANS OMBRE

Poursuivons notre voyage ethnopsychiatrique par une rapide étude des représentations culturelles, principalement non occidentales, concernant tant les maladies (psychiques ou physiques) que des désordres sociaux ou économiques, voire climatiques (mauvaises révoltes).
Les étiologies traditionnelles en Afrique par exemple, peuvent se diviser en trois grandes catégories :

1. La possession par les Esprits
Ces Esprits sont en général des êtres surnaturels, véritables doubles des humains, souvent représentants des ancêtres de la lignée paternelle ou maternelle. Ces Esprits peuvent soit pénétrer le corps, soit frapper, gifler un individu. Les Esprits vont entrer en action, en général lorsque l’enveloppe corporelle est effractée, par exemple lors d’une intervention chirurgicale, d’un accouchement, d’une césarienne.
D’autres étiologies traditionnelles concernant la possession par les esprits, concernent la notion de frayeur, de tristesse ou de solitude de l’individu.

2. La sorcellerie
Il s’agit d’une relation duelle entre un malade et un sorcier. La victime se plaignant par exemple « qu’on lui a dévoré l’âme », fait appel au guérisseur qui convoquera tout le village. Le thérapeute désignera alors le sorcier présumé parmi les membres de l’assemblée.
Le « sorcier désigné » dira : « c’est peut-être moi, mais si je fais cela, c’est pendant la nuit, pendant mon sommeil ». Cela explique la quasi absence de représailles du patient envers son persécuteur désigné.
Le guérisseur négociera ensuite avec le sorcier et avec la victime. Souvent, il faudra faire un sacrifice afin que tout rentre dans l’ordre.

3. Le maraboutage ou fétichage

Dans ce cas, nous avons affaire à une relation triangulée entre un individu qui consulte le marabout afin d’atteindre (de lier) en bien ou en mal une troisième personne à l’aide d’un objet magique (gris-gris). En général, la victime ira voir un marabout plus fort que le précédent – « ce qu’une main peut lier, une autre peut le délier ».
Concluons cette évocation des systèmes traditionnels principalement non occidentale des maladies, par la description des deux grands systèmes de thérapies, systèmes chamaniques et non chamaniques. Le chaman ingurgite un produit hallucinogène qui le mettra en transe, au cours de celle-ci, il ira récupérer l’âme égarée de son patient.
A l’inverse du chaman, les autres thérapeutes traditionnels induisent une transe chez le patient et communiquent avec l’Esprit possédant ce patient.

MODIFICATION DU CADRE PSYCHOTHERAPEUTIQUE A LA CONSULTATION D’ETHNOPSYCHIATRIE

Nous avons repris à Bruxelles le dispositif ethnopsychanalytique mis en place par Tobie Nathan à Paris. [1]

Laissons-le nous présenter ces modifications techniques :

La langue

D’abord, il est nécessaire de rendre présentes, dans l’espace même de la séance les références culturelles du patient et, avant toutes choses, bien sûr, la langue dans laquelle se construit spontanément sa pensée.
Je ne parviens pas à comprendre comment les cliniciens ayant baigné dans une ambiance psychanalytique, comme le sont tous les psychopathologistes aujourd’hui, peuvent encore recevoir des patients migrants, même s’ils parlent correctement le français, sans l’aide d’un interprète capable de discuter les connotations de tel mot, le paradigme de telle idée ou de telle représentation.

Le groupe et les représentations de l’altérité

D’autre part, lorsqu’on commence à percer le fonctionnement des systèmes étiologiques traditionnels, l’on se rend très vite compte que de tels systèmes ; destinés à gérer des médiations entre univers (par exemple : ordinaire et « extra-ordinaire ») ne peuvent en aucune manière fonctionner dans un colloque duel avec le patient. Il nous est donc apparu indispensable qu’un groupe entoure le patient, afin de valider ses perceptions et ses sensations, quelquefois troublées lorsque le système se met en branle ; mais aussi afin de le protéger contre les soupçons de sorcellerie qu’il éprouvera nécessairement envers celui qui manipule de telles entreprises. De plus, les patients que nous recevons étant des immigrés, ils sont nécessairement engagés dans un procès de démarcation entre le même et l’autre. C’est pourquoi, il est également nécessaire que dans ce groupe, soient présents non seulement des « culturellement identiques », mais aussi des « semblables » et des « autres ».
C’est pourquoi, notre consultation d’ethnopsychiatrie se déroule en groupe constitué d’une quinzaine de thérapeutes, tous professionnels (médecins, psychiatres ou psychologues), mais d’origine culturelle diverse.
Ce groupe contient donc en son sein des représentations multiples de l’altérité. On y maîtrise un grand nombre de langues : l’allemand, l’anglais, l’arabe (dans ses différents dialectes), le bambara (Mali), le bamiléké (Cameroun), le baoulé (Côte d’Ivoire), le berbère (Maroc), l’espagnol, le fon (Bénin), le grec, l’hébreu, l’italien, le kabyle (Algérie), le lingala (Congo, Zaïre), le mina (Togo), le portugais, le soninké (Mali), le turc, le yoruba (Bénin, Nigéria), le wolof (Sénégal).

Le groupe thérapeutique assure plusieurs fonctions :

1. Permettre un discours sur le patient qui ne le fige pas dans une représentation unique (du type « diagnostic ») mais qui permette un déroulement kaléidoscopique des interprétations.

2. Quelle que soit la situation clinique envisagée, le groupe assure une fonction de portage – tant culturel que psychique. Il permet en effet la circulation d’étiologies apparemment « irrationnelles » sans humilier le patient ni contraindre le thérapeute à la condescendance.

3. Le groupe médiatise la relation entre le thérapeute principal et le patient et permet de ce fait aux étiologies « traditionnelles » de se dérouler jusqu’à l’évocation de la vie privée et profonde du sujet.

4. Enfin, par sa ressemblance avec les pratiques « traditionnelles », un tel groupe constitue un cadre « à mi-chemin », « entre deux », « métissé », propre à fournir un contenant à la souffrance d’un patient qui se trouve toujours peu ou prou en situation d’acculturation.

HISTOIRE CLINIQUE

La Consultation ethnopsychiatrique de l’hôpital Brugmann se compose d’un groupe d’une dizaine de cothérapeutes.
A un noyau de trois thérapeutes formés à l’ethnopsychiatrie clinique, s’ajoutent des thérapeutes stagiaires (médecins psychiatres, psychologues, assistants sociaux, logopèdes, infirmiers psychiatriques).
Les diverses nationalités représentées par le groupe sont : belge, libanaise, syrienne, marocaine, arabe et berbère, sénégalaise et zaïroise.
Le patient ainsi que son envoyeur sont entourés par le groupe. Les envoyeurs et intervenants des patients sont toujours invités à participer aux séances.
Ne possédant pas les outils divinatoires utilisés par les guérisseurs traditionnels, nous sommes obligés de poser certaines questions anamnestiques au patient et de ce fait, nous nous mettons en position basse.
Les patients nous disent en relation individuelle : « pourquoi tu me poses ces questions, je suis malade et je ne sais rien sur ma maladie. Je viens te voir parce que tu es spécialiste et tu ne sais donc pas plus que moi... ».
Afin de contourner ce problème, le groupe ne posera pas de question. Seul le thérapeute « principal » le fera et le plus souvent possible sous la forme d’affirmations (d’inclusions ?). Les paroles du patient ainsi que les diverses situations transférentielles seront interprétées par tout le groupe.
Lorsque le patient désire parler dans sa langue maternelle, la présence de plusieurs traducteurs permettra une discussion autour de cette traduction.
Le groupe ainsi organisé sera à l’image des groupes de palabre traditionnels dans les cultures non occidentales.

Mais revenons à notre patient :

Ousmane est un patient sénégalais de 40 ans. Il est hospitalisé à l’hôpital Saint-Pierre, dans le centre de Bruxelles et, il est accompagné par son psychiatre traitant.
Son admission, il y a deux mois, était motivée par des troubles de comportement, des angoisses, des menaces suicidaires, des épisodes éthyliques.
De plus, d’après son psychiatre, il présentait un discours bizarre : sa tête se vidait brutalement de son esprit et il présentait des syncopes. Ces derniers temps, ces épisodes semblaient plutôt se passer la nuit, ce qui justifiait peut-être ses difficultés d’endormissement.
Le psychiatre nous résume ensuite les rares informations anamnestiques en sa posses-
sion :
Ousmane est en Europe depuis 20 ans. Il a d’abord vécu quelques années à Paris où il travaillait dans l’administration française. Il aurait milité dans un groupe d’intellectuels africains militant contre le mariage mixte car, dixit le patient, les enfants métis n’ont pas de culture.

Suite à des conflits avec sa supérieure hiérarchique, plus âgée, il décide de quitter Paris et s’installe dans le nord de la France où il rencontre une femme belge qui « le prend par surprise » et tombe enceinte. Un deuxième enfant naîtra quelques années après.
La famille migre à ce moment en Belgique, à Tournai chez la belle-mère d’Ousmane. Rapidement, Ousmane se sentira persécuté par cette belle-mère et lentement la situation du couple se dégradera, il se mettra à boire. Il quittera sa femme et les deux enfants seront alors placés.

Se retrouvant seul, il repart alors à Paris chez des amis et il y a une douzaine d’années dans le métro, il fait sa première chute due d’après lui à la perte de son esprit.
Il est conduit dans un centre psychiatrique proche de la station où il est pris en charge par un psychiatre français, ancien coopérant au Sénégal et parlant sa langue, le wolof. Malgré cette facilité, ce médecin n’obtiendra aucune information sur la vie du patient en Afrique.
Depuis le premier épisode, le patient a été hospitalisé à de nombreuses reprises pour les mêmes symptômes, tant à Paris qu’à Bruxelles où il s’est finalement installé seul, y vivant de petites affaires.
Divers traitements médicamenteux, neuroleptiques ou antidépresseurs ont été donnés mais aucun ne l’a amélioré. Aucune psychothérapie n’a été tentée.
A cette première consultation, Ousmane se présente à nous, en costume-cravate et portant un attaché-case. Il est un peu surexcité, il nous parle en français mais d’une manière très précieuse.

Le groupe comprenait ce jour-là un psychiatre de Dakar, en formation à l’hôpital Brugmann.
OUsmane refusera la proposition de parler wolof avec lui et l’ignorera pendant toute la séance.
En préparant le dossier médical, je l’interroge sur sa date de naissance, et il me dit : « je ne peux pas te dire cela ».
Je lui réponds alors qu’il a raison et qu’en Afrique, si l’on connaît certaines choses sur quelqu’un, l’âge par exemple, cela peut être dangereux, il y a tellement de personnes jalouses...
Surpris par cette remarque, Ousmane me posera certaines questions concernant l’origine de mes connaissances sur l’Afrique et me fera remarquer que son nom est d’origine malienne.
Il nous explique que ses parents, originaires de l’ouest du Mali ont participé à la construction de la voie ferrée entre Bamako, la capitale du Mali et Dakar au Sénégal. La famille s’est installée dans une ville à une centaine de kilomètres à l’est de Dakar.
A partir de ce moment et pour la première fois depuis une dizaine d’années, il racontera sa vie en Afrique. Fort à l’aise, entouré par la dizaine de cothérapeutes présents.
Après une enfance et une adolescence banales, âgé de 17 ans, Ousmane décide de quitter sa famille pour aller faire sa vie dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Après avoir visité le Bénin, le Togo, il décide de s’installer en Côte d’Ivoire et il devient assistant d’un directeur d’une entreprise d’import-export. Pendant cette période, tout va pour le mieux.
Un jour en voyage à Paris pour affaire, il décide de rester en France. C’est la première fois qu’il quitte son continent.
Le groupe lui demande à ce moment-là s’il est repassé par le Sénégal, parce que lorsque l’on fait un voyage lointain, il y a des rituels à faire et il faut saluer la mère.
Il nous répond qu’il n’a rien fait de tout cela.
La séance se poursuit par une discussion entre Ousmane et le groupe sur les protections qu’il aurait dû avoir et sur le lien possible avec ce qui s’est passé ensuite en France.
Je lui dis : « lorsque quelqu’un présente ce type de crise, les guérisseurs traditionnels parlent de « fit dem na ». Ce terme en wolof signifie « je suis effrayé » ou bien « mon âme, principe vital s’est échappé de mon corps ». Ousmane nous dit : « mais qui donc aurait pu faire cela ».
Après une nouvelle discussion avec le groupe, il nous dit, « chez nous au Sénégal, on pense toujours à la mère dans des histoires de sort. Elles font cela pour garder leurs enfants près d’elles ».
La séance se terminera peu après par l’évocation d’un proverbe sénégalais qui dit que lorsqu’on s’installe loin de chez soi, on n’a pas le droit de planter un arbre. Ousmane quittera le bureau songeur.
Nous l’avons revu à la consultation quelques semaines après et ses crises se sont raréfiées. Il était beaucoup moins anxieux. Il redevenait actif s’absentant de l’hôpital la journée pour refaire quelques petites affaires financières. Il a quitté définitivement l’hôpital pour s’installer transitoirement dans un appartement supervisé.
La psychothérapie s’est poursuivie et nous avons pu évoquer avec lui les problèmes familiaux au Sénégal, ainsi que ses relations conflictuelles avec les femmes. Ousmane a décidé de retourner pour quelques semaines au Sénégal. Il n’avait plus peur.

EPILOGUE

Actuellement dans nos sociétés occidentales, penser l’Autre et le rencontrer, le soigner peut-être, paraît être une entreprise difficile. Les situations vécues lors de la clinique se retrouvent dans bien d’autres domaines.
Au sein de l’école les rencontres parents-professeurs ou professeurs-élèves sont de plus en plus pauvres. Les administrations et la justice plus précisément sont confrontés à un dialogue parfois impossible avec les clients migrants.
La mode est au discours sur l’intégration. On demande à l’Autre de s’adapter. En ethnopsychiatrie, nous avons été amenés à élargir notre système de pensée thérapeutique, à y introduire de nouvelles références culturelles des maladies et des systèmes de soins.
La mise en place d’un nouveau cadre psychothérapeutique spécifique initié par Tobie Nathan et son équipe à Paris et utilisé à Bruxelles, a permis une meilleure prise en charge des patients migrants présentant des symptomatologies à forte imprégnation culturelle.

1. T. Nathan, Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était, Psychologie française, t. 36-4, 1991, p. 302-303.

Notes

[1T. Nathan, Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était, Psychologie française, t. 36-4, 1991, p. 302-303.