Gauthier : « Pas de drame sans trame »

« Pas de drame sans trame »

Quelques récits de dépression à la lumière
de l’empêtrement

Anne Gauthier,
Docteur en sociologie

Introduction

1. Du « drame » ...

Lorsqu’un substantif est énoncé, la tentation est grande de rechercher l’éventuelle substance qui lui réponde, c’est-à-dire de définir une « entité » homogène, intemporelle et commune à l’ensemble des réalités qu’il est susceptible de désigner. Il en va notamment ainsi pour la dépression. Le champ « psycho-médical », par exemple, tend à la transformer en « maladie », c’est-à-dire en état caractérisé par certaines propriétés (des symptômes) dont il s’agit de retrouver les causes (« endogènes » ou « exogènes ») dont elle n’est que l’effet.

Inspirée par l’idée substantialiste selon laquelle l’incarnation matérielle précède la possibilité d’existence, l’approche anatomo-physiologique propose une vision « biologique » du trouble qui trouve ainsi sa source dans le « dedans » du corps-machine. Un dysfonctionnement organique, voire même une anomalie génétique, affecterait le système nerveux central, en d’autres termes, le cerveau. Une série de « dérèglements » des neuromédiateurs (dopamine, sérotonine et noradrénaline) seraient ainsi responsables d’une défaillance des transmissions cérébrales, et contribueraient à l’apparition des troubles de l’humeur appelés « dépression ». C’est pourquoi un certain nombre de molécules sont chargées de rétablir le « bon » fonctionnement cérébral, au moyen d’une stimulation de différents circuits neuronaux .

On peut également ranger sous la bannière « réparatrice » l’approche cognitiviste dont Beck est une figure de proue. Il affirme que la réponse affective inappropriée qu’est le symptôme dépressif ne relève pas du seul registre « émotionnel ». Elle est principalement déterminée par une vision de la réalité qui fait l’objet d’une distorsion cognitive caractéristique. En fait, la dépression résulterait d’un trouble de la pensée qui, lui-même, proviendrait de structures cognitives antérieures latentes (les schémas dépressogènes) qui sont réactivées lorsque le patient est confronté à certains stimuli externes ou internes. Une fois réactivés, ces schémas remplacent progressivement les façons plus appropriées d’organiser, d’évaluer, donc de traiter, l’information. On note ainsi que « l’organisation cognitive, loin d’être un simple chaînon dans la séquence stimulus-réponse, est un système quasi-autonome en lui-même » (Fontaine et Wilmotte, 1981, p. 234). A son tour, la cognition dépressive, caractérisée par une vision négative de soi, du monde et du futur, entraîne l’apparition d’un affect dépressif, ainsi que de symptômes motivationnels, voire même physiques. Par conséquent, les thérapies cognitivo-comportementales consistent à partir du répertoire comportemental le plus fréquemment observé chez le déprimé (verbalisations négatives, auto-critiques, déclarations de perte d’espoir et d’idées de suicide) pour effectuer une « restructuration cognitive » qui permet de modifier les réactions émotionnelles et comportementales dans un sens plus favorable. Dans ce cadre, l’être humain est conçu comme un ordinateur, un ensemble de circuits, destiné à traiter directement l’information reçue du monde. Il se peut cependant que la machine possède des défauts de fabrication qui l’empêchent de fonctionner correctement. Il « suffit » alors de procéder à des réhabilitations de circuits et de procédures pour y remédier, de « réparer » la machine (Melman, 2002, p. 144).

Certaines approches sociologiques ne procèdent pas autrement lorsqu’elles appréhendent la dépression comme une « pathologie » de l’individualisme contemporain, comme une difficulté d’être sujet dans un monde à forte teneur d’individualisation, où les normes sociales enjoignent l’individu à se singulariser, à se réaliser, à décider de son sort, à être autonome, à construire son existence par soi-même ...

Au sentiment de liberté plus vif manifesté par les individus (l’individualisme positif) grâce à un « accroissement des facultés symboliques, à la fois des compétences et des performances dans un régime pragmatique et réflexif » (Delchambre, 1999, p. 30), répondent de nouvelles formes de souffrance (l’individualisme négatif), car « au sentiment de l’accomplissement, d’un côté, s’opposent bien souvent, de l’autre, des sentiments d’inaccomplissement, d’ennui, de vide, d’abattement et de culpabilité, voire…

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